LE BASCULEMENT
1
Un baiser est un morceau d’éternité… J’entends cette phrase, qui résonne, gravement, étrangement.
Ce soir là, j’embrassais le vent, et
il me le rendait à sa manière… L’éternité ?
Ce soir là, tout est devenu différent.
Si un baiser est un morceau d’éternité, je m’y suis noyée, moi. Parce qu’alors
que nous semblions nous envoler, que mon p’tit frère Jasp s’agrippait à moi et
qu’un mystérieux vent de liberté et d’espoir se faufilait entre nos corps
heureux, il y a eu un choc soudain, une douleur inattendue… Et puis, plus rien.
Le vide.
Eternel.
Cassée.
2
J’ai l’impression que toutes les
étoiles explosent autour de moi. Tantôt la lumière, tantôt le trou noir. Si la
mort était une sensation, elle serait le désordre…
Si la mort était une couleur, elle
serait le blanc.
Si la mort n’était pas, on ne
toucherait jamais les étoiles… sous leur regard brûlant. Sous leur air
mystérieux. Sous leurs ailes invisibles qui se délectent d’un courant lunaire
qui nous dépasse.
Qu’on cherche à rattraper pendant
toute une vie.
Alors tout tangue, tout chavire,
tout est bizarre autour de moi. D’une tristesse palpable, mêlée à un bonheur
étrange et piquant. Presque malsain.
3
Je bats des paupières.
Des poussières de soleil s’y
accrochent.
Elles papillotent, j’ai pendant un
moment l’impression que je vais m’envoler…
Je ne vois rien que du blanc. A
perte de vue.
Je crois rêver.
Mais je suis morte.
4
Je me redresse. Tout doucement.
Lentement. Sous mes pas, aucune texture : pas d’herbe, pas de neige, pas
de pierre, pas de dalles, pas de pavés, pas de béton, pas de glace, pas d’eau…
Rien. C’est comme si je flottais au milieu d’une page blanche.
Je fais quoi ici, merde ?
Je mets à courir, le plus rapidement
possible, comme si ça m’aurait permis de trouver un bout à cette prison blanche
sans mots, dessins ou autres freluquets qui pourraient remplir cette putain de
page blanche.
Si au moins elle était noire… C’est
plus rassurant le noir. La nuit, le vide où l’on peut se fondre, pas comme le
blanc qui nous repousse sans cesse, où il est impossible de se glisser, de se
cacher…
Je cours.
S’il pouvait y avoir une moto ça
serait déjà plus détendant, non ?
Alors des images me reviennent en
force. Moto… Jasp, air, liberté, puis noir et blanc.
Je suis morte ?
5
Alors c’est ça la mort ? Une
page blanche ? J’ai du mal à avaler cette hypothèse. Du mal à penser que
tout pourrait être fini comme ça. Vivre une vie aux couleurs éclatantes et
infinies, pour finalement finir au milieu d’une étendue incolore ?
Le blanc divisé créée néanmoins un
arc-en-ciel. C’est comme si on aurait mélangé toutes les couleurs au cours de
notre vie et que tout finissait en plein milieu de ce mélange.
J’ai du mal à m’y faire.
« Connard ! » je
crie, à je ne sais qui.
6
Je m’arrête de courir. Ca sert à
rien. Vraiment à rien… Alors je fais quoi ?
Je remarque que je ne suis pas
épuisée, que j’ai pas faim, que j’ai pas soif… Je ne ressens rien, aucune
douleur, aucune envie, aucune sensation. C’est troublant, embêtant, gênant,
étrange…
Je veux dormir, mais ça semble
impossible.
7
« Pssst. »
Je me retourne. Rien.
« Pssst. »
Je me lève et regarde autour de moi
mais je ne vois absolument rien.
« Oui ? »
Je ferme les yeux, les frotte, les
rouvre… Et je crie sous le coup de la surprise.
Un troll se tient devant moi.
Imposant, fort, musclé, étonnant. Mais avec un sourire qui fend son visage en
deux parties qui sont belles à voir- il faut l’avouer.
Comment est-il apparu ?
« Je m’appelle Doudou. »
J’explose de rire. Ils se confondent
dans la grandeur de la page blanche et résonnent, pour finalement se perdre
dans cette étendue étrange. Douce. Belle ?
Le troll-doudou en l’occurrence- fronce
les sourcils. Après avoir été confrontée à des gobelins, des loups, un premier
troll et un mec à taser, je n’ai pas envie de passer entre les mains d’un
nouveau troll… surtout quand il a les sourcils froncés, et devient tout rouge.
Je m’arrête net.
« Moi c’est Ombre, pardon
Tombe… Non Ombe ! »
Le troll explose de rire à son tour.
Je fronce les sourcils à mon tour mais ça ne l’arrête pas. Evidemment, ça n’a
pas le même effet.
« Je rigole parce que dans une
langue de chez moi, Ombe veut dire… »
Et le voilà reparti dans une
nouvelle crise de fou rire. Merci gros tas ! J’attends patiemment qu’il
ait fini son délire, je n’aurais pas envie de finir écrabouillée, même morte je
vous assure je tiens encore à ma dignité et à mon honneur… Quoique ça soit une
expérience à tenter : on peut encore subir des douleurs physiques,
mort ?
Je n’ai pas le temps de lui demander
car il me fixe et continue enfin la phrase commencée deux minutes plus tôt.
« … parce qu’Ombe signifie
monstre poilu chez moi ! »
Et c’est reparti. Wah vive la
mentalité d’un troll !
« Doudou, restes calme
voyons ! »
Je me retourne brusquement. Une
petite fille, 12 ans ? 13 ans ? Pas plus se tient devant moi. Une
chevelure telle une cascade de mots et des yeux où on se plongerait facilement
pour retrouver un peu de pureté.
« Bonjour Ombe, je suis Eejil,
et voici mon troll Doudou. »
« Tu dors avec ? » je
lâche- impossible de ne rien dire !
Elle ne répond pas et va prendre la
main de Doudou.
« Que fais-tu là
Ombe ? » me demande-t-elle les yeux fixés sur moi, et j’ai vraiment
l’impression d’aller bien tout d’un coup.
« Ce n’est pas plutôt à moi de
poser la question ? »
« On a toujours des choix, il suffit juste de faire le bon. »
Encore une fois, à la différence que
Eejil l’a prononcée en premier, cette phrase résonne dans ma tête comme si je
la connaissais. J’imagine bien maître Yoda, ce ne serait pas lui qui aurait dit
ça par hasard ?
« Parce que je suis
morte ? »
« Oui, et non. »
« Vous êtes
Normande ? »
« Je suis spéciale. »
« Normal, on est au milieu
d’une page blanche. »
« De la tienne Ombe. »
Le troll s’empêche de rire. Je lui
flanquerais presque un poing. Presque.
8
Un temps s’écoule où je ne dis rien.
Elle ne dit rien. Il ne dit rien.
« C’est une sorte… de
passage ? De basculement ? »
Le visage d’Eejil s’éclaire.
« Continues. »
« Un temps d’arrêt. »
« Pas exactement. Le temps
défile. Tout le temps. Et quand tu coures, il défile même plus vite. »
« Mais un temps entre deux
mondes, un passage entre deux mondes… »
Elle me sourit. Moi je la fixe… La
question qu’elle attendait me vient à l’esprit, presque simplement. Tout
doucement.
« Mais lequel vient
ensuite ? »
9
Elle ne répond pas tout de suite. Je
fixe ses yeux océans. Puis sa main mêlée à celle de son doudou. J’en pleurerais
presque tellement c’est beau.
« J’ai besoin de courir un peu,
d’accord ? »
Elle acquiesce et je m’élance. Mes
pas m’entraînent, me bercent, me balancent… Je coure le plus vite possible,
plus vite que je n’ai jamais couru. Et jamais aussi longtemps.
Le temps.
Qu’est-ce que le temps quand il est
confronté à une seule et même personne ? Qu’est-ce que le temps quand le
nôtre sur la Terre s’est arrêté ? Qu’est-ce que le temps face à la
Mort ?
10
Je ralentis mes pas. Je ralentis le
temps. La pendule de mon cœur suit toujours le même rythme. Ca me fait presque
peur.
Doudou et Eejil sont tout près. Je
les rejoins en quelques pas sans me poser de questions.
« Qui es-tu ? Qui
êtes-vous ? Pourquoi vous êtes là, avec moi ? »
Eejil me donne encore ce sourire
énigmatique… Juste, vrai. Humain. Plus qu’humain, et un cadeau : La possibilité de s’ouvrir, de grandir, de
comprendre, d’apprendre. Ta gueule, maître Yoga. Euh Yoda pardon.
« Je suis là parce que tu en as
besoin Ombe. Et Doudou également. »
Super ça m’avance.
« Pourquoi tes yeux se sont
éclairés quand j’ai parlé basculement ? »
Un petit rire, telle une plume à
l’aube, sort de ses lèvres fines. Enfantin.
« Parce que c’est un Maître
mot. »
« Mes maîtres mots : moto,
Association, et Jasper. »
C’est sorti comme ça, sans que je ne
puisse rien faire, rien empêcher, je ne sais pas quel esprit qui m’a forcé à
sortir ces mots…
Soudain le troll -il ne pue pas,
comme je m’y attendais- m’entoure de ses longs bras poilus -mais doux- et
appuie ma tête contre sa grosse poitrine -tout aussi douce… Je me mets à
pleurer un peu.
Puis les larmes coulent à flots.
Tristesse.
11
« Merci mon Doudou. » je
murmure, un sourire aux lèvres.
« De rien Ombe ! » Il
étouffe un rire et je lui donne un petit coup de poing sur la poitrine.
« C’est toi le monstre
poilu ! »
Et enfin on éclate de rire tous les
deux.
Harmonie.
12
On se sépare lentement et je me sens
plus légère, comme s’il avait bu lentement mes larmes à grandes goulées pour
m’aider à me décharger d’un fardeau.
Je lui souris. Je me sens mieux.
Eejil dessine sur une feuille un peu
jaune comparée à l’espace qui nous entoure. Elle l’a sortie d’où ? Le
mystère qui l’entoure est bien grand.
Je soupire et la regarde faire des
arabesques sur sa feuille, des tours, des animaux, des créatures étranges… Puis
le papier disparaît soudainement.
« Tu as réfléchi
Ombe ? »
Pas besoin de lui demander de quoi
elle parle.
« Le Monde qui vient après
n’est pas encore prêt. »
« Faux. » déclare-t-elle
avec un petit rire malicieux.
Je reste perplexe.
« Alors qu’en
est-il ? »
« Il y a deux réponses à cette
question comme à toutes les questions Ombe : celle du savant et celle du
poète. Laquelle veux-tu entendre en première ? »
« Celle du savant. »
« Ton âme n’a pas encore
entièrement quitté ton corps. Tu t’attaches encore à celui-ci, et un
basculement ne peut pas se faire si tu ne fais que rester au même point. La
preuve, tu es dans cette page blanche, comme tu l’appelles, mais tu as toujours
le même corps que quand tu étais vivante. Tu as du mal à accepter ta Mort.
Tu n’es pas prête à partir autre part si tu ne laisses pas derrière toi ce qui
était ton ancienne vie. »
Je reste un moment coite, sans rien
dire, sans rien respirer. Un étrange sentiment, infime et indescriptible
s’insinue en moi.
« Et celle du
poète ? » je murmure tout bas.
« Mon basculement a créé
quelque chose de très spécial. Mon père m’a créé un nouveau monde quand je suis
Morte, comme toi, Ombe. Mais toi, personne n’est là pour t’en créer un nouveau…
tu dois juste le choisir. »
Là maintenant j’ai l’impression d’être
face à une adulte, plus qu’à une enfant. Elle s’approche de moi, me prend la
main qu’elle sert très fort dans la sienne, chaude, menue mais pleine de
réconfort. Alors je ferme les yeux et la serre dans mes bras.
Quand je les rouvre, elle n’est plus
là.
13
Je marche tranquillement. Je pense à
ma vie.
Lucile. Laure. Mademoiselle Rose.
Walter. Le Sphinx. Erglug. Nacelnik. Jules. Nina… Le Canada. La France. Paris.
Mon appartement. Ma chambre. L’Association. Le bureau de Rose. Le bureau de
Walter. 8 rue Horla. Des rues de Paris. L’épicerie en bas de chez moi. Les
contrées où je ne voyagerais jamais. Mes bottes. Mon ordinateur. Mes posters.
Ma moto. Mon bracelet magique. Souvenirs. Trop nombreux qui s’entremêlent alors
que certains se perdent…
Je glisse la main dans ma poche.
Il y a un bout de papier.
Je le déplie soigneusement.
Papillon affolé par la flamme
meurt sans un regard
meurt sans nous voir
et laisse nos âmes
dans le noir
meurt sans un regard
meurt sans nous voir
et laisse nos âmes
dans le noir
Jasper.
Mon frère.
Jasper.
Le noir.
Tu as besoin de moi.
J’ai besoin de toi -je ne veux pas
quitter entièrement ma vie.
Tu es où ?
Tu es mon monde.
Mon frère.
Mon choix.
Il y a une tâche sombre devant moi.
Je m’en approche.
Noir noir noir
Noir
Sur blanc
Etendue de blanc et point noir
J’y glisse la main. Non le pied. Non
la tête. Je ne sais plus ?
Je suis rien
Plus qu’un esprit
Rien
Choix
Là
Pierre
Non herbe folle
Trace de vent
Non béton
Métro
Non
Si
Bruit de rame de train de cris
Là une musique
Un chat
Non un magicien
Non un médecin
Non un chaman
Jasper
Où
Jasper
Odeur musquée
Brin de fleur
Une tâche colorée
Perdu
Oh
Jasper
Tu dors ?
Pas de réponse.
« Jasper ! Hey ! Jasper ! »
« Ombe ? »
J'aime vraiment vraiment beaucoup ! :)
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