Les Mondes de Clèm: Rencontre - Tom Lavoixdulivre

vendredi 14 décembre 2012

Rencontre - Tom Lavoixdulivre


LE BASCULEMENT
1
Un baiser est un morceau d’éternité… J’entends cette phrase, qui résonne, gravement, étrangement.
Ce soir là, j’embrassais le vent, et il me le rendait à sa manière… L’éternité ?
Ce soir là, tout est devenu différent. Si un baiser est un morceau d’éternité, je m’y suis noyée, moi. Parce qu’alors que nous semblions nous envoler, que mon p’tit frère Jasp s’agrippait à moi et qu’un mystérieux vent de liberté et d’espoir se faufilait entre nos corps heureux, il y a eu un choc soudain, une douleur inattendue… Et puis, plus rien.
Le vide.
Eternel.
Cassée.

2
J’ai l’impression que toutes les étoiles explosent autour de moi. Tantôt la lumière, tantôt le trou noir. Si la mort était une sensation, elle serait le désordre…
Si la mort était une couleur, elle serait le blanc.
Si la mort n’était pas, on ne toucherait jamais les étoiles… sous leur regard brûlant. Sous leur air mystérieux. Sous leurs ailes invisibles qui se délectent d’un courant lunaire qui nous dépasse.
Qu’on cherche à rattraper pendant toute une vie.
Alors tout tangue, tout chavire, tout est bizarre autour de moi. D’une tristesse palpable, mêlée à un bonheur étrange et piquant. Presque malsain.

3
Je bats des paupières.
Des poussières de soleil s’y accrochent.
Elles papillotent, j’ai pendant un moment l’impression que je vais m’envoler…
Je ne vois rien que du blanc. A perte de vue.
Je crois rêver.
Mais je suis morte.

4
Je me redresse. Tout doucement. Lentement. Sous mes pas, aucune texture : pas d’herbe, pas de neige, pas de pierre, pas de dalles, pas de pavés, pas de béton, pas de glace, pas d’eau… Rien. C’est comme si je flottais au milieu d’une page blanche.
Je fais quoi ici, merde ?
Je mets à courir, le plus rapidement possible, comme si ça m’aurait permis de trouver un bout à cette prison blanche sans mots, dessins ou autres freluquets qui pourraient remplir cette putain de page blanche.
Si au moins elle était noire… C’est plus rassurant le noir. La nuit, le vide où l’on peut se fondre, pas comme le blanc qui nous repousse sans cesse, où il est impossible de se glisser, de se cacher…
Je cours.
S’il pouvait y avoir une moto ça serait déjà plus détendant, non ?
Alors des images me reviennent en force. Moto… Jasp, air, liberté, puis noir et blanc.
Je suis morte ?

5
Alors c’est ça la mort ? Une page blanche ? J’ai du mal à avaler cette hypothèse. Du mal à penser que tout pourrait être fini comme ça. Vivre une vie aux couleurs éclatantes et infinies, pour finalement finir au milieu d’une étendue incolore ?
Le blanc divisé créée néanmoins un arc-en-ciel. C’est comme si on aurait mélangé toutes les couleurs au cours de notre vie et que tout finissait en plein milieu de ce mélange.
J’ai du mal à m’y faire.
« Connard ! » je crie, à je ne sais qui.

6
Je m’arrête de courir. Ca sert à rien. Vraiment à rien… Alors je fais quoi ?
Je remarque que je ne suis pas épuisée, que j’ai pas faim, que j’ai pas soif… Je ne ressens rien, aucune douleur, aucune envie, aucune sensation. C’est troublant, embêtant, gênant, étrange…
Je veux dormir, mais ça semble impossible.

7
« Pssst. »
Je me retourne. Rien.
« Pssst. »
Je me lève et regarde autour de moi mais je ne vois absolument rien.
« Oui ? »
Je ferme les yeux, les frotte, les rouvre… Et je crie sous le coup de la surprise.
Un troll se tient devant moi. Imposant, fort, musclé, étonnant. Mais avec un sourire qui fend son visage en deux parties qui sont belles à voir- il faut l’avouer.
Comment est-il apparu ?
« Je m’appelle Doudou. »
J’explose de rire. Ils se confondent dans la grandeur de la page blanche et résonnent, pour finalement se perdre dans cette étendue étrange. Douce. Belle ?
Le troll-doudou en l’occurrence- fronce les sourcils. Après avoir été confrontée à des gobelins, des loups, un premier troll et un mec à taser, je n’ai pas envie de passer entre les mains d’un nouveau troll… surtout quand il a les sourcils froncés, et devient tout rouge. Je m’arrête net.
« Moi c’est Ombre, pardon Tombe… Non Ombe ! »
Le troll explose de rire à son tour. Je fronce les sourcils à mon tour mais ça ne l’arrête pas. Evidemment, ça n’a pas le même effet.
« Je rigole parce que dans une langue de chez moi, Ombe veut dire… »
Et le voilà reparti dans une nouvelle crise de fou rire. Merci gros tas ! J’attends patiemment qu’il ait fini son délire, je n’aurais pas envie de finir écrabouillée, même morte je vous assure je tiens encore à ma dignité et à mon honneur… Quoique ça soit une expérience à tenter : on peut encore subir des douleurs physiques, mort ?
Je n’ai pas le temps de lui demander car il me fixe et continue enfin la phrase commencée deux minutes plus tôt.
« … parce qu’Ombe signifie monstre poilu chez moi ! »
Et c’est reparti. Wah vive la mentalité d’un troll !
« Doudou, restes calme voyons ! »
Je me retourne brusquement. Une petite fille, 12 ans ? 13 ans ? Pas plus se tient devant moi. Une chevelure telle une cascade de mots et des yeux où on se plongerait facilement pour retrouver un peu de pureté.
« Bonjour Ombe, je suis Eejil, et voici mon troll Doudou. »
« Tu dors avec ? » je lâche- impossible de ne rien dire !
Elle ne répond pas et va prendre la main de Doudou.
« Que fais-tu là Ombe ? » me demande-t-elle les yeux fixés sur moi, et j’ai vraiment l’impression d’aller bien tout d’un coup.
« Ce n’est pas plutôt à moi de poser la question ? »
« On a toujours des choix, il suffit juste de faire le bon. »
Encore une fois, à la différence que Eejil l’a prononcée en premier, cette phrase résonne dans ma tête comme si je la connaissais. J’imagine bien maître Yoda, ce ne serait pas lui qui aurait dit ça par hasard ?
« Parce que je suis morte ? »
« Oui, et non. »
« Vous êtes Normande ? »
« Je suis spéciale. »
« Normal, on est au milieu d’une page blanche. »
« De la tienne Ombe. »
Le troll s’empêche de rire. Je lui flanquerais presque un poing. Presque.

8
Un temps s’écoule où je ne dis rien. Elle ne dit rien. Il ne dit rien.
« C’est une sorte… de passage ? De basculement ? »
Le visage d’Eejil s’éclaire.
« Continues. »
« Un temps d’arrêt. »
« Pas exactement. Le temps défile. Tout le temps. Et quand tu coures, il défile même plus vite. »
« Mais un temps entre deux mondes, un passage entre deux mondes… »
Elle me sourit. Moi je la fixe… La question qu’elle attendait me vient à l’esprit, presque simplement. Tout doucement.
« Mais lequel vient ensuite ? »

9
Elle ne répond pas tout de suite. Je fixe ses yeux océans. Puis sa main mêlée à celle de son doudou. J’en pleurerais presque tellement c’est beau.
« J’ai besoin de courir un peu, d’accord ? »
Elle acquiesce et je m’élance. Mes pas m’entraînent, me bercent, me balancent… Je coure le plus vite possible, plus vite que je n’ai jamais couru. Et jamais aussi longtemps.
Le temps.
Qu’est-ce que le temps quand il est confronté à une seule et même personne ? Qu’est-ce que le temps quand le nôtre sur la Terre s’est arrêté ? Qu’est-ce que le temps face à la Mort ?

10
Je ralentis mes pas. Je ralentis le temps. La pendule de mon cœur suit toujours le même rythme. Ca me fait presque peur.
Doudou et Eejil sont tout près. Je les rejoins en quelques pas sans me poser de questions.
« Qui es-tu ? Qui êtes-vous ? Pourquoi vous êtes là, avec moi ? »
Eejil me donne encore ce sourire énigmatique… Juste, vrai. Humain. Plus qu’humain, et un cadeau : La possibilité de s’ouvrir, de grandir, de comprendre, d’apprendre. Ta gueule, maître Yoga. Euh Yoda pardon.
« Je suis là parce que tu en as besoin Ombe. Et Doudou également. »
Super ça m’avance.
« Pourquoi tes yeux se sont éclairés quand j’ai parlé basculement ? »
Un petit rire, telle une plume à l’aube, sort de ses lèvres fines. Enfantin.
« Parce que c’est un Maître mot. »
« Mes maîtres mots : moto, Association, et Jasper. »
C’est sorti comme ça, sans que je ne puisse rien faire, rien empêcher, je ne sais pas quel esprit qui m’a forcé à sortir ces mots…
Soudain le troll -il ne pue pas, comme je m’y attendais- m’entoure de ses longs bras poilus -mais doux- et appuie ma tête contre sa grosse poitrine -tout aussi douce… Je me mets à pleurer un peu.
Puis les larmes coulent à flots.
Tristesse.

11
« Merci mon Doudou. » je murmure, un sourire aux lèvres.
« De rien Ombe ! » Il étouffe un rire et je lui donne un petit coup de poing sur la poitrine.
« C’est toi le monstre poilu ! »
Et enfin on éclate de rire tous les deux.
Harmonie.

12
On se sépare lentement et je me sens plus légère, comme s’il avait bu lentement mes larmes à grandes goulées pour m’aider à me décharger d’un fardeau.
Je lui souris. Je me sens mieux.
Eejil dessine sur une feuille un peu jaune comparée à l’espace qui nous entoure. Elle l’a sortie d’où ? Le mystère qui l’entoure est bien grand.
Je soupire et la regarde faire des arabesques sur sa feuille, des tours, des animaux, des créatures étranges… Puis le papier disparaît soudainement.
« Tu as réfléchi Ombe ? »
Pas besoin de lui demander de quoi elle parle.
« Le Monde qui vient après n’est pas encore prêt. »
« Faux. » déclare-t-elle avec un petit rire malicieux.
Je reste perplexe.
« Alors qu’en est-il ? »
« Il y a deux réponses à cette question comme à toutes les questions Ombe : celle du savant et celle du poète. Laquelle veux-tu entendre en première ? »
« Celle du savant. »
« Ton âme n’a pas encore entièrement quitté ton corps. Tu t’attaches encore à celui-ci, et un basculement ne peut pas se faire si tu ne fais que rester au même point. La preuve, tu es dans cette page blanche, comme tu l’appelles, mais tu as toujours le même corps que quand tu étais vivante. Tu as du mal à accepter ta Mort. Tu n’es pas prête à partir autre part si tu ne laisses pas derrière toi ce qui était ton ancienne vie. »
Je reste un moment coite, sans rien dire, sans rien respirer. Un étrange sentiment, infime et indescriptible s’insinue en moi.
« Et celle du poète ? » je murmure tout bas.
« Mon basculement a créé quelque chose de très spécial. Mon père m’a créé un nouveau monde quand je suis Morte, comme toi, Ombe. Mais toi, personne n’est là pour t’en créer un nouveau… tu dois juste le choisir. »
Là maintenant j’ai l’impression d’être face à une adulte, plus qu’à une enfant. Elle s’approche de moi, me prend la main qu’elle sert très fort dans la sienne, chaude, menue mais pleine de réconfort. Alors je ferme les yeux et la serre dans mes bras.

Quand je les rouvre, elle n’est plus là.

13
Je marche tranquillement. Je pense à ma vie.
Lucile. Laure. Mademoiselle Rose. Walter. Le Sphinx. Erglug. Nacelnik. Jules. Nina… Le Canada. La France. Paris. Mon appartement. Ma chambre. L’Association. Le bureau de Rose. Le bureau de Walter. 8 rue Horla. Des rues de Paris. L’épicerie en bas de chez moi. Les contrées où je ne voyagerais jamais. Mes bottes. Mon ordinateur. Mes posters. Ma moto. Mon bracelet magique. Souvenirs. Trop nombreux qui s’entremêlent alors que certains se perdent…
Je glisse la main dans ma poche.
Il y a un bout de papier.
Je le déplie soigneusement.
Papillon affolé par la flamme
    meurt sans un regard
    meurt sans nous voir
et laisse nos âmes
dans le noir
Jasper.
Mon frère.
Jasper.
Le noir.
Tu as besoin de moi.
J’ai besoin de toi -je ne veux pas quitter entièrement ma vie.
Tu es où ?
Tu es mon monde.
Mon frère.
Mon choix.
Il y a une tâche sombre devant moi.
Je m’en approche.
Noir noir noir
Noir
Sur blanc
Etendue de blanc et point noir
J’y glisse la main. Non le pied. Non la tête. Je ne sais plus ?
Je suis rien
Plus qu’un esprit
Rien
Choix
Pierre
Non herbe folle
Trace de vent
Non béton
Métro
Non
Si
Bruit de rame de train de cris
Là une musique
Un chat
Non un magicien
Non un médecin
Non un chaman
Jasper
Jasper
Odeur musquée
Brin de fleur
Une tâche colorée
Perdu
Oh
Jasper
Tu dors ?
Pas de réponse.


« Jasper ! Hey ! Jasper ! »
« Ombe ? »

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