- Pierre a disparu.
Ellana avait lâché ces mots d’une voix éteinte,
brisée par le chagrin. Pourtant, malgré le brouhaha général qui régnait dans la
grande salle de l’auberge du Monde, le silence se fit instantanément.
Un silence ébahi, incrédule.
Un silence de mort.
Une autre voix s’éleva alors, écho de celle de la
Marchombre aux lames d’acier.
- Pierre, disparu ? Tu veux dire, qu’il est…
Mort ?
Le regard sombre d’Ellana croisa celui de son ancien
Apprenti. Avant même qu’elle n’ouvre la bouche pour confirmer son annonce, Salim
avait compris. Mais le mot, ce simple mot qu’elle prononça alors, lui brisa le
coeur.
- Oui.
Il sentit alors la main d’Ewilan dans la sienne, et
comprit que, comme tous ceux présents dans la salle, elle pleurait.
Un mot prononcé,
Un rêve brisé.
Mort.
***
Plus tard dans la soirée, bien plus tard, Ellana
vint glisser un mot à l’oreille d’Ewilan. Les regards des deux jeunes femmes se
croisèrent, et Ewilan se leva à la suite de la Marchombre. Elles sortirent de
l’auberge et firent quelques pas dehors, en silence. L’air était frais, d’une
pureté presque irréelle, à peine teinté d’un doux parfum de verveine. Dans le
ciel qui s’assombrissait peu à peu, les étoiles semblaient s’allumer chacune à
leur tour. Ellana demanda enfin :
- Comment va Eryn ?
Ewilan sourit.
- Elle grandit. Elle me parle beaucoup de ses
rêves.
- Toujours les mêmes ?
- Oui… Salim et moi pensions qu’il s’agissait de
son imagination, et puis elle nous a ramené un ami ! Il s’appelle Elio. Il
est arrivé récemment avec ses parents, des gens adorables, Nathan et Shaé.
Elle s’arrêta un instant, et ses yeux violets
s’embuèrent.
- Ils viennent de notre ancien monde… Le monde de
Pierre.
La Marchombre, songeuse, ne répondit d’abord pas,
puis lâcha :
- A propos de Pierre…
- Tu nous as dit qu’il avait disparu… Il est
vraiment mort ?
C’est alors que le regard d’Ellana s’illumina et
que ses lèvres esquissèrent un sourire.
- Il y a deux réponses à ta question, comme à
toutes les questions. Laquelle veux-tu entendre en premier ?
Dans le coeur d’Ewilan, naquit un espoir.
Une lumière.
Qui réchauffe et console.
- La réponse du poète…
Quelques mots prononcés,
Un rêve qui renaît.
Promesse d’avenir.
***
Le regard gris acier de Destan se posa sur les deux
enfants. L’un, âgé d’une dizaine d’années, cheveux noirs, posait sur le monde
un regard doux et joyeux d’un vert étonnant. Il tenait dans sa main celle d’une
fillette un peu plus jeune, au teint sombre et aux boucles dorées, tressées de
plumes colorées. Ses yeux à elle étaient d’un violet remarquable, et son regard
trahissait une maturité peu commune pour son âge.
Elio et Eryn.
Lui, Destan, était plus âgé. Presque un homme, il
ressemblait chaque jour un peu plus à son père, par son regard, sa stature, par
ses traits sévères. Tout en lui le criait : il était Frontalier.
Mais malgré son apparente assurance, une ombre
existait dans le regard du jeune homme.
L’ombre du doute, de l’inquiétude.
Il était seul dans cette jungle, accompagné de deux
enfants dont la seule préoccupation paraissait être un débat sur l’existence
des fées. Destan était un guerrier, et son être tout entier lui criait qu’ils
étaient en danger. Quelque chose rôdait.
Mais il devait veiller sur les enfants. Le vent avait
porté dans son murmure une nouvelle et ultime prophétie aux oreilles d’Ellana,
sa mère.
Quand celui qui décida du sort des Fils du Chaos reviendra, la Tisseuse
de Rêves ira chercher l’Enfant des Sept au-delà de la Grande Dévoreuse.
Alors l’Armure, guidée par les Etoiles et la Roue, les mènera vers la
Lumière.
***
- Trouve-les, avait murmuré Alantha dans l’esprit de Nawel. Ils sont ton
avenir et tu es le leur. Trouve-les, ma soeur d’âme.
Alors la jeune femme s’était enfoncée dans la jungle, seule.
Ou presque.
- Venia ?
- Contact.
***
Alors qu’ils passaient sous un pont de lianes, un
effrayant rugissement s’éleva non loin d’eux. Instantanément, Destan se mit en
garde avec une vitesse, une grâce et une énergie incroyable.
Prêt au combat.
A ses côtés, Elio réagit lui aussi avec la même vivacité.
Il s’accroupit, les contours de son corps se voilèrent, et il devint jaguar. Le
fauve n’avait rien à voir avec l’enfant qui se tenait là il y a un instant, si
ce n’étaient ces yeux d’un vert troublant.
Eryn, souriante, se pencha pour cueillir une fleur.
Enfin, la bête fut sur eux. Il s’agissait d’un
chien énorme, massif, qui mesurait près d’un mètre au garrot. Destan remarqua
immédiatement son importante musculature, sa crête osseuse dentelée, ses pattes
dotées de trois articulations, sa fourrure aux reflets pourpres, ses crocs
immenses et redoutables... L’animal n’avait rien à voir avec un chien. C’était
un monstre.
D’un mouvement ample, simple, parfait, la lame de
Destan s’abattit sur le molosse.
Qui s’était effondré, une fraction de seconde
auparavant.
Mort.
Destan posa son regard sur la créature qui se
tenait en face de lui. Semblable à une statue vivante, une voix pourtant
humaine s’en éleva.
***
- Venia ?
- Contact.
- Peux-tu
libérer ma tête et mes mains ?
- Analyse de
la demande. Routine établie. Compatible. Extension tête et main désactivée.
***
Une jeune femme aux yeux bleus pâles et aux cheveux
blonds coupés courts se tenait devant Destan. Elle tenait dans sa main une
épée, son corps musclé paraissait rompu aux combats, et son regard déterminé
était semblable à celui de l’adolescent. Celui-ci comprit alors qu’il avait
affaire à une guerrière.
Il sourit intérieurement, sans en avoir conscience.
La jeune femme prit alors la parole.
- Où sommes-nous ?
La question surprit Destan, mais il répondit tout
de même.
- Au coeur de la Jungle d’Hulm… Par le Sang des
Figés, qui es-tu pour ignorer cela ? Et que fais-tu ici ?
- Mon nom est Nawel Héliantas, et je suis une
Armure.
Il y eut un silence. Puis Destan comprit.
Quand celui qui décida du sort des Fils du Chaos reviendra, la Tisseuse
de Rêves ira chercher l’Enfant des Sept au-delà de la Grande Dévoreuse.
Alors l’Armure, guidée par les Etoiles et la Roue, les mènera vers la
Lumière.
***
Accroupie au sommet d’une tour de verre et
d’ivoire, Ellana écoutait le vent de la nuit. A ses côtés, Sayanel, tout aussi
silencieux, semblait songeur. La Marchombre se tourna enfin vers son ami,
souriante.
- Une nouvelle pièce est entrée en jeu. Destan a
trouvé l’Armure.
Ses yeux brillaient d’une lumière nouvelle.
Une lumière vive, étincelante, brûlante.
La lumière de l’espoir.
Murmure du vent sur les toits,
Secrets portés par la nuit,
A ceux qui savent écouter.
***
Au cours d’un périple qui avait duré plusieurs
semaines, Destan, Elio, Eryn et Nawel avaient tout d’abord franchi les
montagnes de l’Est, avant de s’offrir quelques jours de repos à Fériane,
accueillis par les rêveurs. Ils en avaient profité pour faire un peu plus
connaissance avec l’Armure, qui s’était révélée pleine de mystères. Elle disait
venir d’AnkNor. Destan et Elio n’avaient jamais entendu parler de cet
endroit ; seule Eryn ne parut pas surprise. Le jeune homme avait un peu de mal
à cerner la fille d’Ewilan et Salim. Cependant, c’était elle qui décidait de
leur itinéraire. Nul ne savait pourquoi, mais la fillette aux boucles dorées et
aux yeux violets avait en tête un trajet et un but bien précis.
Après quelques jours passés dans le calme et le
silence de la confrérie, leurs hôtes leur avaient offert des chevaux, et ils
avaient repris la route. Ils n’étaient restés qu’une seule nuit à Al-Chen, puis
étaient remontés vers le nord, longeant le lac Chen. Ils avaient ensuite
traversé le Pollimage, à la plus grande joie des deux enfants.
Nawel, elle, ouvrait de grands yeux curieux, et
enregistrait tout ce qu’elle voyait. Elle leur racontait parfois son enfance,
ou bien parlait de ses amis, d’où elle venait. Destan avait compris qu’il leur
restait encore bien des endroits à découvrir et à explorer.
Nawel avait pris le relais d’Eryn pour les guider.
Elle sentait comme la présence d’Alantha à ses côtés, pour la guider, et, si
elle ne savait pas exactement où ils allaient, elle était cependant certaine
qu’il leur fallait s’enfoncer dans cette zone marécageuse. Voilà pourquoi ils
empruntaient depuis quelques jours une piste étroite, non loin de la rive du
lac Chen, au coeur des roselières. D’infimes transformations du paysage
laissaient deviner qu’ils approchaient peu à peu des Dentelles Vives, mais pour
le moment, des multitudes de roseaux s’étendaient à perte de vue.
Le sol était instable, détrempé, boueux, et les
chevaux renâclaient parfois lorsque leurs sabots s’enfonçaient dans une terre
trop gorgée d’eau pour supporter leur poids. Dans ces instants-là, les
cavaliers mettaient alors pied à terre pour repérer les fondrières et les
éviter.
L’air était chaud, moite, et les enfants étaient
exténués. Aussi, quand Elio demanda d’un air suppliant à Destan s’ils pouvaient
se baigner dans le lac, celui-ci soupira et accepta. Eryn leur fit signe de la
suivre, et ils empruntèrent un sentier, à peine tracé, qui leur permit de
s’approcher du lac.
Ils se figèrent avant d’atteindre la rive.
Devant eux, un ponton en bois d’une vingtaine de
mètres s’enfonçait dans le lac. A son extrémité, se trouvait une enfant, assise
en tailleurs, le visage penché sur un cahier, lui-même posé sur ses genoux.
Elle était petite, fine et menue, vêtue d’une simple tunique blanche, un
foulard assorti retenant ses longs cheveux noirs. La fillette paraissait avoir
le même âge qu’Elio, peut-être un peu moins. Pourtant, quand elle posa son
regard bleu lumineux sur les quatre personnes qui venaient d’arriver, il sembla
à Destan que ce regard-là contenait une sagesse et une sérénité infinie, et la
voix douce et posée qui s’éleva alors l’amena à douter.
Impossible de donner un âge à celle qui se trouvait
devant eux.
- Bonjour. Je vous attendais.
Nawel fut la première à réagir.
- Tu nous attendais ? Mais tu ne nous connais
même pas, par Kaïa !
L’enfant sourit.
- Tu es Nawel. A tes côtés se trouvent Destan, Elio
et Eryn.
Il y eut un silence. Même les deux plus jeunes, qui
ne cessaient jamais de bavarder, s’étaient enfin tus.
Encore une fois, ce fut Nawel qui brisa le silence.
- Qui es-tu ?
- Eejil.
Un hurlement sauvage se fit alors entendre dans
leurs dos. Tous se retournèrent, et Destan et Nawel eurent la même réaction.
En une fraction de seconde, ils étaient en garde.
Prêts au combat.
Un rire, calme et cristallin, s’éleva derrière eux.
- Ne vous inquiétez pas, c’est Doudou.
- Doudou ?
C’est alors que, jaillissant des roseaux, une
créature incroyable fit son apparition. Il s’agissait d’un être humanoïde velu
et monstrueusement musclé, vêtu d’un pagne en peau de bêtes. Il portait un
collier de coquillages autour du cou, et sa chevelure était vaguement relevée
en catogan.
Dernier détail, la montagne de muscles souriait de
toutes ses immenses et nombreuses dents.
- Salut les poulets !
Seule Eryn ne parut pas surprise, et répondit
gentiment.
- Bonjour Monsieur le troll.
Un troll ! Destan fronça les sourcils. Ce n’était
pas normal… Depuis quand les trolls existaient-ils ?
- Tu peux m’appeler Doudou.
Destan accepta alors le fait qu’ils avaient depuis
bien longtemps quitté les rives du normal.
***
Pendant que Destan restait là, interdit, à
contempler Elio et Eryn bavarder avec le troll, Nawel s’était de nouveau intéressée
à Eejil. Celle-ci dessinait dans son cahier, avec une application et une concentration
remarquable. Nawel se pencha au-dessus d’elle, et vit de minutieux croquis
représentant une ville irréelle. D’autres montraient un visage d’homme, rond et
pourtant adulte, avec un sourire sincère et joyeux.
Les traits de ce visage correspondaient en tous
points à ceux décrits par Destan au cours du voyage.
Les traits de Pierre.
Comme si elle avait lu dans ses pensées, Eejil
releva la tête et sourit à la jeune femme.
- Quand celui qui décida du sort des Fils du Chaos
reviendra, la Tisseuse de Rêves ira chercher l’Enfant des Sept au-delà de la
Grande Dévoreuse. Alors l’Armure, guidée par les Etoiles et la Roue, les mènera
vers la Lumière, récita-t-elle.
Nawel soupira.
- Oui… Destan m’a expliqué. Il est le Fils du
Chaos, Eryn est la Tisseuse de Rêves, et Elio correspond à l’Enfant des Sept.
Certains détails quant à la Grande Dévoreuse m’échappent, mais j’ai saisi les
grandes lignes. Quant à l’Armure, il semblerait qu’il s’agisse de moi-même…
Elle eut un sourire triste.
- Ils comptent tous sur moi. Je déteste quand les
enfants posent sur moi ce regard plein de confiance. Comment pourrais-je les
guider où que ce soit dans un monde que je ne connais pas ?
- Tu sais…
- Oui ?
- Eejil… Ça veut dire lumière en troll.
***
- Je suis la Gardienne de la Cité.
Nawel eut beau regarder tout autour d’elle, pas de
cité à l’horizon. Il lui semblait effectivement que Destan lui avait indiqué
que la ville la plus proche était Al-Chen. La jeune femme ne comprenait
décidément plus rien à ce monde étrange.
Voyant son regard, Eejil reprit.
- La Sérénissime se cache aux yeux des hommes.
- Et où se cache-t-elle exactement ?
- Elle est ici et là-bas... Elle est partout. Et
elle ne se dévoile qu’à ceux qui la méritent.
- Ah bon. Et à quoi ressemble-t-elle, ta
Sérénissime ? Elle ne doit pas être très grande…
Une lueur amusée éclaira le visage d’Eejil.
- Au contraire… Mais de toutes les façons, la
Sérénissime présente une multitude de facettes, chacune étant unique pour
chacune des rares personnes qui ont la chance de franchir ses portes.
Après un silence, l’enfant ajouta :
- Regarde, elle est juste là.
Et en effet, juste au bout du ponton, se dressait
la Sérénissime…
Une cité de pierre et de verre, bâtie sur l’eau, se
tenait devant elle. Faite d’arches, de coupoles, de ponts et de bâtiments
époustouflants, la Sérénissime était une prouesse architecturale à faire pâlir
les bâtisseurs d’AnkNor. Elle était nimbée d’une brume argentée, qui empêcha
Nawel d’en estimer les véritables proportions.
La cité semblait aérienne, légère, tenant par on ne
sait quel miracle. Nawel déambulait de pont en pont, dans un labyrinthe
apaisant. Pourtant, elle ne croisa personne.
La Sérénissime était déserte.
Il lui semblait pourtant apercevoir parfois des
ombres, floues et brumeuses. Mais le silence le plus total qui régnait ici ne
trahissait aucune présence humaine.
Elle arriva enfin devant une tour qui lui rappela
celle de l’école des Aspirants, du temps où elle vivait encore à AnkNor. Sans
savoir pourquoi, la jeune femme poussa la porte et monta les escaliers, ne
s’arrêtant à aucun palier. Enfin, au cinquième et dernier étage, elle pénétra
dans la petite pièce qui occupait tout le haut de la tour.
Au centre, trônait un bureau en bois, simple mais
beau. La pièce était baignée d’une lumière étrange, douce et paisible, et l’air
était teinté d’une délicate fragrance de menthe poivrée.
Un homme était assis dans un fauteuil face au
bureau, et écrivait. Lorsqu’il s’aperçut de la présence de Nawel, il releva son
visage.
Leurs regards se croisèrent, et Nawel sut qu’elle
l’avait trouvé.
J'adore l'arriver de Doudou =)
RépondreSupprimerComme pour le texte de Hogyomu, beaucoup de personnages que je ne connais pas encore ^^ Mais j'ai bien hâte de lire les livres de Pierre BOTTERO qu'il me reste à découvrir !
Bravo Vavi pour ce beau texte, très complet =)
Bonne découverte ! ;)
SupprimerJuste magnifique, bravo ! C'est pas un sujet facile en plus ;)
RépondreSupprimerJoie :D
Mais elle s'est merveilleusement bien débrouillée !
SupprimerExactement ce que j'aurais aimé avoir le temps d'écrire ! Bravo c'est très beau !
RépondreSupprimerObéron
Merci beaucoup à vous tous !!! Je suis vraiment très touchée que mon texte vous plaise... :)
RépondreSupprimerMarinette, on me l'a également fait remarquer et je suis assez d'accord : mon texte peut être difficile à comprendre (voire carrément obscur) pour ceux qui n'ont pas lu tous les livres de Pierre Bottero (du moins les quatorze qui ont trait, de près ou de loin, explicitement ou non, au Gwendalavir). ^^"
Un texte vraiment magnifique. Je n'arrive pas à croire que tu ais inventé la suite de l'histoire de Nawel ! Depuis le temps que je me demande ce qui ce serait passé après, tu viens de m'offrir une réponse ! Encore merci !
RépondreSupprimerEsîl
J'ai aussi adoré le texte pour cette raison... Nous avons enfin une fin :D
SupprimerEt bien moi je n'ai lu aucun livre de Pierre BOTTERO...
RépondreSupprimerPour autant j'ai beaucoup aimé le texte de Vavi !
J'avais même voté pour ce texte avant même la parution des résultats officiels...
Mais comme pour le Père Noël : chutttttttt c'est un secret !!!
En tout cas félicitations pour ce joli texte bien écrit !